Les coopératives ouvrières de Mondragon,
UNE REPONSE AUTOGESTIONNAIRE
A LA MONDIALISATION
Les coopératives ouvrières, ça marche.
×. Et ça marche d'autant mieux si elles
sont fédérées en un réseau ayant son propre système de financement.
C'est le cas de MONDRAGON CORPORACION
COOPERATIVA (MCC), un groupe industriel de 218 entreprises dont la moitié
sont des coopératives, dans les secteurs de la construction, les
machines-outils, l'électro-ménager, la distribution, un peu l'agriculture,
etc. A l'origine, quelques coopératives à Mondragon au Pays Basque
espagnol. En 1959 elles se sont dotées d'une coopérative de crédit, dans
l'esprit de mettre les outils économiques au service de l'homme. Ce qui
leur a permis d'essaimer. Dans les années 70 elles ont créé un centre de
recherche technologique. Ces moyens financiers et technologiques ont été
renforcés dans les années 80 pour faire face à la concurrence capitaliste
du marché européen et de la mondialisation. MCC est devenu le 7ème groupe
d'entreprises en Espagne, et il a maintenant 38 sites de production à
l'étranger (France, Grande-Bretagne, Pologne, Brésil, Chine, etc., en tout
14 pays). MCC possède sa propre banque, la Caja Laboral1.
Une petite multinationale, donc, mais
dont le fonctionnement n'a rien à voir avec celui d'un groupe capitaliste
organisé de haut en bas et commandé par les grands actionnaires. C'est
l'inverse : la direction du groupe est élue par un congrès annuel des
représentants de toutes les entreprises, c'est-à-dire des travailleurs
puisque chaque coopérative est et reste propriété de ses salariés. C'est
l'assemblée des travailleurs de l'entreprise qui définit ses orientations
et élit sa direction, au suffrage égalitaire : une personne, une voix.
L'assemblée des travailleurs élit aussi un Conseil Social, qui joue à peu
près le rôle d'un syndicat.
Les travailleurs co-propriétaires
Chaque travailleur possède
personnellement une part du capital de son entreprise, qu'il a investie
lorsqu'il est devenu sociétaire. Sur cette base il reçoit une part des
bénéfices comme un actionnaire (en plus de son salaire). Autrement dit les
travailleurs-propriétaires se partagent les bénéfices. Mais une partie de
ces bénéfices, dont le montant est décidé par l'assemblée de l'entreprise,
doit obligatoirement être réinvestie dans l'entreprise. Ainsi le capital
collectif augmente par augmentation de la propriété de chacun. Le reste est
empoché par les individus comme intérêts de leur part de capital. Cet
intérêt ne dépasse pas 7,5% ; il est donc beaucoup moins lourd pour
l'entreprise que les intérêts à 14% ou plus qu'exigent aujourd'hui les
actionnaires des entreprises capitalistes sous peine de « licenciements
boursiers » ! D'un autre côté, l'investissement dans l'entreprise reste
avantageux comparé à d'autres formes d'épargne. Bref, le sociétaire
travaille pour lui et pour ses collègues, et pas pour des actionnaires
extérieurs, sans compter le plaisir de faire partie d'une collectivité
solidaire ! En plus de l'intérêt de base, les salariés sur poste de
responsabilité reçoivent une participation aux bénéfices (ou aux pertes
éventuelles !) plus ou moins importante selon leur niveau de
responsabilité. Enfin le travailleur qui quitte l'entreprise ou part en
retraite retire sa part du capital (son apport initial augmenté des
dividendes capitalisés) ou la vend à d'autres sociétaires.
L'éventail salarial, initialement de 1
à 3, est actuellement de 1 à 6, afin de rester attractif pour les salariés
très qualifiés et d'encadrement. Les salaires ouvriers sont parmi les plus
élevés de la profession localement ; les salaires des cadres sont nettement
inférieurs à ceux du privé.
Un financement inter-entreprises
original
Ce que les coopératives de MCC font
mieux que les autres, c'est qu'une partie de leurs bénéfices est d'abord
versée à un fonds inter-entreprises du groupe, qui lui va investir cet
argent dans les différentes entreprises pour aider à leur développement ou
les soutenir en cas de difficulté. Cela permet d'anticiper les
restructurations, mieux que ne le ferait une coopérative isolée, et sans
faire de dégâts humains ! Il y a aussi un fonds commun pour la formation et
un pour la prévoyance sociale. C'est ce dispositif de financement qui donne
aux coopératives de MCC les moyens d'être concurrentielles face aux
entreprises capitalistes.
Tout cela marche grâce à une éthique de
la démocratie d'entreprise et de la solidarité, qui ne s'est pas démentie
depuis cinquante ans. Le résultat, c'est un groupe dynamique, qui développe
des emplois qualifiés et qui ne laisse personne sur le carreau : les
avantages du capitalisme sans ses inconvénients !
En plus, MCC participe au développement
local au Pays Basque en concertation avec les pouvoirs publics et finance
des œuvres sociales.
Mondragon fait rêver
Chaque année nous voyons fermer des
entreprises pourtant viables et utiles dans le tissu économique local, pour
la seule raison que les actionnaires demandent le maximum de profit. Un
réseau comme celui de Mondragon pourrait proposer aux équipes de salariés
menacés par les « licenciements boursiers » de sauver leur emploi en
montant une coopérative. Ce n'est pas le choix de MCC : pour eux, le
premier critère pour fonder un établissement est sa complémentarité
industrielle dans la stratégie de développement du groupe. Mais ce serait
sans doute possible, s'il y avait aussi la volonté politique de
collectivités locales et l'engagement de banques coopératives existantes.
On pourrait donc imaginer un réseau qui
développerait une alternative aux règles du jeu capitalistes. Cela
permettrait que l'économie alternative et solidaire ne reste pas cantonnée
à des activités peu rentables et au créneau de l'insertion.
On peut aussi s'inspirer du
fonctionnement de MCC pour imaginer ce que pourrait être aujourd'hui un
secteur d'entreprises autogérées, servant de banc d'essai pour une future
réorganisation socialiste de l'ensemble de l'économie. Avec toutefois
d'importantes différences : notamment, il vaudrait mieux que le fonds de
financement interentreprises soit un service public, plutôt que
d'appartenir à un groupe industriel en concurrence avec d'autres2.
Nouveaux défis
L'extension internationale a lancé un
défi nouveau aux coopérateurs : pour « jouer dans la cour des grands », MCC
a besoin de créer des entreprises-relais hors du Pays Basque et hors de
l'Espagne, mais elle ne trouve pas toujours une équipe de travailleurs
prête à fonder une coopérative. Dans ce cas le groupe crée une entreprise
de type capitaliste, comme ferait une multinationale, et parfois en joint
venture. Le résultat est que sur un total de 68260 emplois en 2003 (ils
n'étaient que 25322 en 1992), plus de la moitié ne sont pas des
coopérateurs × Le groupe étudie actuellement des formules qui permettraient
de faire participer les salariés non-coopérateurs à la propriété et à la
gestion de l'entreprise. La transformation des entreprises à l'étranger en
coopératives n'est pas envisagée pour l'instant, mais n'est pas exclue pour
l'avenir.
Au Pays Basque, 20% des salariés des
coopératives de MCC ne sont pas coopérateurs × mais ils le deviennent le
plus souvent au bout de deux ou trois ans : le groupe les y incite en leur
proposant une formation à la gestion.
Autre problème : les ressources
financières du groupe ne suffisent pas toujours à apporter aux entreprises
les capitaux nécessaires à leur développement. La chaîne de distribution
Eroski résout ce problème en émettant depuis 2002 des titres de
participation dont la rémunération est fixe et garantie, et qui sont
attractifs pour les investisseurs. Ce recours à l'investissement privé crée
bien sûr une contrainte financière pour la coopérative, mais ne met pas en
danger son autonomie, les investisseurs extérieurs n'ayant pas de pouvoir
sur la gestion de l'entreprise. Est donc préservé le principe selon lequel
le capital est un moyen au service de l'entreprise et de ses travailleurs,
et non l'inverse.
Joël MARTINE, Marseille, novembre 2004
2. Sur ce débat, voir surtout Tony Andréani, Le Socialisme est (à)venir, éd. Syllepse,
2004, tome 2, p.257. Voir aussi Pour un secteur de
la propriété sociale, viable dans l'environnement économique actuel, article accessible sur
http://joel.martine.free.fr, rubrique alternatives économiques et dans l'ouvrage
collectif Le Socialisme de marché à la croisée des
chemins, dir. Andréani, éd. Le Temps des cerises,
2004.